Le rude combat qui mettait
en lice dragon et soleil, serpent et oiseau,
retraçant sans doute le combat que livraient nos
premiers ancêtres contre les éléments,
cède peu à peu la place aux grands exploits
mythiques peuplés de dragons gardiens de
trésors, et dont les demi-dieux ou héros
deviennent les acteurs.
Du Proche-Orient à la Chine, de l'Irlande à la
Méditerranée, le monde des traditions et
légendes est peuplé de veilleurs et gardiens
mono- ou multicéphales, munis d'écailles, de
griffes et d'ailes, crachant le feu ou les vapeurs
mortelles, et montrant la garde des trésors que seuls
les plus courageux essaieraient de leur ravir.
Dans l'Antiquité, au Proche-Orient, le dragon
symbolisait le mal et la destruction. Cette conception se
retrouve, par exemple, dans l'Enuma Elisha, uvre
épique de la littérature mésopotamienne
(v. 2000 av. J.-C.). Incarnation des océans sous
forme de dragon, la déesse Tiamat, l'un des
principaux personnages de cette légende, commande aux
hordes du chaos et son anéantissement
précède l'apparition de l'univers
ordonné.
La mythologie grecque nous dresse un arbre
généalogique particulièrement fourni en
dragons. Échidna engendra d'une première union
avec Typhon aux cent têtes de dragon, l'Hydre de
Lerne, Chimère et Cerbère, le chien aux trois
têtes des Enfers. Puis elle s'unit à Orthros,
et enfanta, entre autres monstres le Sphinx, le Lion de
Némée, Ladon, gardien du Jardin des
Hespérides, et l'Aigle de Prométhée. Le
héros présentant le plus beau tableau de
chasse est sans doute Hercule qui, au cours des 12 travaux
que lui imposa Héra, rencontra, entre autres,
plusieurs de ces monstres que je vins de citer.
Ces dragons qu'affrontent les héros personnifient
parfois des dangers naturels, tels Charybde et Scylla (autre
fille d'Echydna), gouffre et rocher bien réels
près du détroit de Messine, ou le dragon
gardant le jardin des Hespérides, qui personnifie le
Gulf-stream entourant ces îles, ce grand serpent de la
mer, ou grand dragon des océans, tels que le
connaissaient toutes les traditions de navigateurs, Vikings,
Danois, Saxons, Celtes.
Ce trésor que gardent les dragons, quel est-il ?
Souvent enfoui au fond d'une caverne, symbole du cur
caché de la Terre, de la matrice où le
héros, tel le récipiendaire des anciens
Mystères d'Éleusis, doit mourir pour
renaître, ou caché au fond des mers, le
trésor (qu'il soit, selon les légendes, or,
pierres précieuses ou Pierre du dragon, perle ou
autres joyaux, uf de serpent ou oursin des mers)
représente la vie intérieure, et les dragons
qui gardent ces trésors, gardiens féroces d'un
lieu interdit au profane, ne sont que les images de nos
désirs et de nos passions qui nous empêchent
d'accéder à ce qu'il y a au plus profond de
nous. Descendre dans l'antre du Dragon, c'est sans doute
descendre au fond de nous même pour nous
préparer à recevoir la lumière. L'or,
métal réputé inaltérable et pur,
symbolise souvent sous différentes formes cette
lumière, ce trésor à découvrir
en nous-même. Dans la mythologie grecque, il
apparaît sous la forme des pommes d'or du Jardin des
Hespérides que parvient à dérober
Héraklès. Les pierres précieuses, autre
forme de trésor enfoui au fond de l'antre du dragon,
ne seraient-elles pas le pâle reflet de cette pierre
symbolique : "pierre cachée des Sages", ou "pierre
brute" ?
Dans la tradition chinoise, le dragon veille sur la perle
miraculeuse qui renferme la sagesse et la connaissance, pure
comme l'or, symbole de perfection spirituelle et
d'immortalité. Ce trésor est associé
à la vie, à l'énergie vitale, à
la lumière, au bonheur, à la vertu, à
tout ce qui est positif et digne d'être
recherché.
Dans l'Évangile de saint Matthieu, la perle figure le
Royaume des Cieux. Elle "ne doit pas être jetée
aux pourceaux" : une autre manière de dire que la
connaissance ne doit pas être livrée
inconsidérément à ceux qui n'en sont
pas dignes, ou qui n'y sont pas préparés. Le
christianisme a repris ici à son compte, comme tant
d'autres choses, cette éternelle mise en garde
à l'égard de celui qui accède à
une connaissance sans y avoir droit ( y être
préparé), ainsi qu'à l'égard de
celui qui, tel Prométhée, dévoile sans
permission cette connaissance aux profanes.
La perle du dragon rappelle aussi l'escarboucle que porte au
front la Vouivre, et qui lui permet de voir et de se
diriger.
La mission essentielle du Dragon-gardien de trésor
est de tuer tous ceux qui convoitent celui-ci, et qui ne
possèdent pas un cur assez pur. Seul le
héros, celui qui a été élu par
les Dieux, du fait même de sa sincérité
et de la pureté de son cur, pourra, grâce
à des artifices, et souvent grâce à
l'aide d'une femme, s'emparer du trésor et
accéder à l'immortalité de l'âme
et à la Connaissance suprême.
On retrouve ce thème dans l'Ancien Testament lorsque
Dieu, après avoir chassé Adam et Ève du
Paradis Terrestre, fait garder l'arbre de la connaissance du
Bien et du Mal par des Chérubins, autrement dit,
d'après leur étymologie grecque, des Griffons.
L'effigie de ces griffons gardait l'Arche d'Alliance
renfermant les Tables de la Loi.
En tant que gardien de trésor, le dragon
préserve ce qui est essentiel dans les êtres et
les choses. Le secret qui ne peut être
révélé qu'à l'issue d'un
affrontement entre celui qui le recherche et celui qui le
garde caché aux regards des hommes ordinaires.
Et en fait, étymologiquement, le dragon est
lui-même « regard » : le mot grec Drakon
vient de derkomai, regarder ou fixer du regard. Certains
dragons sont caractérisés par leur regard. Le
serpent, le plus « simple » des dragons, celui du
Jardin d'Eden et qui a survécu jusqu'à nos
jours, fixe sa proie du regard et la rend incapable de fuir.
Le regard de la gorgone Méduse tue (ou
pétrifie, selon la tradition) ceux qui le rencontrent
(Persée parviendra à la tuer grâce au
miroir qu'il utilisera pour ne pas rencontrer directement
son regard).
Celui qui regarde, qui voit tout (Argos aux cent yeux, par
exemple), possède la puissance, et peut surveiller,
garder, le royaume ou le trésor qui lui est
confié. Les Parthes, au IIIè siècle
avant J.C., avaient donné à leurs troupes de
cavaliers-archers chargés de surveiller les
frontières le nom de dragons, et ce nom fut repris en
France par des troupes royales, dont les expéditions
punitives en pays protestant, sous le règne de Louis
XIV, sont restées tristement célèbres
sous le nom de dragonnades.
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