[Le Monde - 30 avril
2004]
Le plus grand investisseur privé du monde, bien
implanté dans le secteur de larmement, est un
groupe discret, qui cultive les accointances avec les hommes
influents, dont les Bush, père et fils.
Il y a un an, le 1er mai 2003, George Bush atterrissait,
sanglé dans une combinaison de pilote de chasse, sur
le porte-avions USS Abraham-Lincoln au large de la
Californie. Limage est devenue célèbre.
Sous une banderole proclamant Mission
accomplished (mission accomplie), le président
annonçait prématurément la fin des
opérations militaires en Irak et sa victoire.
Le lendemain, de retour sur la terre ferme, il
prononçait un autre discours martial, non loin de San
Diego, dans une usine darmement dUnited Defense
Industries.
Cette entreprise est lun des principaux fournisseurs
du Pentagone. Elle fabrique, entre autres, des missiles, des
véhicules de transport et, en Californie, le
blindé léger Bradley. Son principal
actionnaire est le plus grand investisseur privé au
monde. Un groupe discret, baptisé Carlyle.
Il nest pas coté en Bourse et na de
comptes à rendre quà ses 550
investisseurs - milliardaires ou fonds de pension. Carlyle
gère aujourdhui 18 milliards de dollars,
placés dans les secteurs de la défense et de
la haute technologie (biologie notamment), le spatial,
linformatique liée à la
sécurité, les nanotechnologies, les
télécommunications. Les entreprises quil
contrôle ont pour caractéristique commune
davoir pour clients principaux des gouvernements et
administrations. Comme la société la
écrit dans une brochure : Nous investissons
dans des opportunités créées dans des
industries fortement affectées par des changements de
politique gouvernementale.Carlyle est un modèle
unique, construit à léchelle
planétaire sur le capitalisme de relations ou le
capitalisme daccès pour reprendre
lexpression du magazine Americain New Republic, en
1993. Le groupe incarne aujourdhui, malgré ses
dénégations, le complexe
militaro-industriel contre lequel le président
républicain Dwight Eisenhower mettait en garde le
peuple américain en quittant ses fonctions, en
1961.
Cela na pas
empêché George Bush père doccuper
pendant dix ans, jusquen octobre 2003, un poste de
conseiller de Carlyle. Cétait la
première fois dans lhistoire des Etats-Unis
quun ancien président travaillait pour un
fournisseur du Pentagone. Son fils, George W. Bush
connaît aussi très bien Carlyle. Le groupe lui
a trouvé un emploi en février 1990, alors que
son père occupait la Maison Blanche : administrateur
de Caterair, une société texane
spécialisée dans la restauration
aérienne. Lépisode ne figure plus dans
la biographie officielle du président. Quand George
W. Bush quitte Caterair, en 1994, avant de devenir
gouverneur du Texas, lentreprise est mal en point.
Il nest pas possible dêtre plus
proche de ladministration que lest
Carlyle, affirme Charles Lewis, directeur du Centre
pour lintégrité publique, une
organisation non partisane de Washington. George Bush
père a gagné de largent provenant
dintérêts privés qui travaillent
pour le gouvernement dont son fils est le président.
On peut même dire que le président pourra un
jour bénéficier financièrement, via les
investissements de son père, de décisions
politiques quil a prises, ajoute-t-il.
La collection de personnages influents qui travaillent, ont
travaillé ou ont investi dans le groupe ferait
lincrédulité des adeptes les plus
convaincus de la théorie du complot. On y trouve
entre autres : John Major, ancien premier ministre
britannique, Fidel Ramos, ancien président philippin,
Park Tae Joon, ancien premier ministre de la Corée du
Sud, le prince saoudien Al-Walid, Colin Powell, actuel
secrétaire dEtat, James Baker III, ancien
secrétaire dEtat, Caspar Weinberger, ancien
secrétaire à la défense, Richard
Darman, ancien directeur du budget à la Maison
Blanche, le milliardaire George Soros et même des
membres de la famille Ben Laden. On peut ajouter à
cette liste Alice Albright, la fille de Madeleine Albright,
ancienne secrétaire dEtat, Arthur Lewitt,
ancien président de la SEC (le gendarme de Wall
Street), William Kennard ex-patron de lautorité
des télécommunications (FCC). Enfin, il faut
ajouter, parmi les Européens, Karl Otto Pöhl,
ancien président de l! a Bundesbank, feu Henri
Martre, qui a été président de
lAerospatiale, et Etienne Davignon, ancien
président de la Générale de
Belgique.
Carlyle nest pas seulement une collection
dhommes de pouvoir. Il possède des
participations dans près de 200
sociétés et surtout, la rentabilité
annuelle de ses fonds dépasse 30 % depuis une
décennie. Par rapport aux cinq cents personnes
que nous employons dans le monde, le nombre danciens
hommes dEtat est très faible, une dizaine tout
au plus, explique Christopher Ullmann, vice-président
de Carlyle, responsable de la communication. On nous accuse
de tous les maux. Mais personne na jamais
apporté la preuve dune quelconque malversation.
Aucune procédure judiciaire na jamais
été lancée contre nous. Nous sommes une
cible commode pour qui veut sen prendre au
gouvernement américain et au
président.
Carlyle a été créé en 1987, avec
5 millions de dollars, dans les salons du palace new-yorkais
du même nom. Ses fondateurs, quatre juristes, dont
David Rubenstein (ancien conseiller de Jimmy Carter), ont
alors pour ambition - limitée - de profiter
dune faille de la législation fiscale. Elle
autorise les sociétés détenues en
Alaska par des Eskimos à céder leurs pertes
à des entreprises rentables qui payent ainsi moins
dimpôts. Le groupe végète
jusquen janvier 1989 et larrivée à
sa tête de lhomme qui inventera le
système Carlyle, Frank Carlucci. Ancien directeur
adjoint de la CIA, conseiller à la
sécurité nationale puis secrétaire
à la défense de Ronald Reagan, M. Carlucci
compte à Washington. Il est lun des amis les
plus proches de Donald Rumsfeld, actuel ministre de la
défense. Ils ont partagé une chambre quand ils
étaient étudiants à Princeton. Ils se
sont ensuite croisés dans de nombreuses
administrations et ont même travaillé, un
temps, pour la même entreprise, Se! ars Robuck.
Six jours après avoir officiellement quitté le
Pentagone, le 6 janvier 1989, Frank Carlucci devient
directeur général de Carlyle. Il emmène
avec lui des hommes de confiance, anciens de la CIA, du
département dEtat et du ministère de la
défense. Surnommé M. Clean
(M. Propre), Frank Carlucci a une
réputation sulfureuse.
Ce diplomate était en poste dans les années
1970 dans des pays comme lAfrique du Sud, le Congo, la
Tanzanie, le Brésil et le Portugal où les
Etats-Unis et la CIA ont joué un rôle politique
douteux. Il était le numéro deux de
lambassade américaine au Congo belge, en 1961,
et a été soupçonné
dêtre impliqué dans lassassinat de
Patrice Lumumba. Il a toujours fermement démenti. La
presse américaine la aussi accusé
dêtre impliqué dans plusieurs trafics
darmes dans les années 1980, mais il na
jamais été poursuivi. Il a dirigé un
temps Wackenhut, une société de
sécurité à la réputation
détestable, impliquée dans lun des plus
grands scandales despionnage, le détournement
du logiciel Promis. Frank Carlucci a eu pour mission de
faire le ménage dans ladministration Reagan au
moment de laffaire Iran-Contra et a
succédé alors au poste de conseiller à
la sécurité nationale à John
Pointdexter. En entrant en fonctions, il avait pris comme
adjoint un jeune général
Colin Powe!
ll.
Sur son nom, Frank Carlucci attire les capitaux chez
Carlyle. En octobre 1990, le groupe sempare de BDM
International qui participe au programme de guerre des
étoiles, et en fait une tête de pont. En
1992, Frank Carlucci sallie avec le groupe
français Thomson-CSF pour reprendre la division
aérospatiale de LTV. Lopération
échoue, le Congrès soppose à la
vente à un groupe étranger. Carlyle trouve
dautres associés, Loral et Northrop, et met la
main sur LTV Aerospace rapidement rebaptisé Vought
Aircraft qui participe à la fabrication des
bombardiers B1 et B2.
Dans le même temps, le fonds multiplie les
acquisitions stratégiques, telles Magnavox Electronic
Systems, pionnier en matière dimagerie radar,
et DGE qui détient la technologie des cartes en
relief électroniques pour les missiles de
croisière. Suivent trois sociétés
spécialisées dans la décontamination
nucléaire, chimique et bactériologique
(Magnetek, IT Group et EG G Technical services). Puis, via
BDM International, une firme liée à la CIA,
Vinnell, laquelle est parmi les premières à
fournir à larmée américaine et
ses alliés des contractants privés.
Cest-à-dire des mercenaires. Ceux de Vinnell
encadrent les forces armées saoudiennes et
protègent le roi Fahd. Ils ont combattu lors de la
première guerre du Golfe aux côtés des
troupes saoudiennes. En 1997, Carlyle revend BDM et surtout
Vinnell, trop dangereux. Le groupe nen a plus besoin.
Il est devenu le onzième fournisseur du Pentagone en
mettant la main la même année sur United
Defense Industries.
Carlyle sort de lombre malgré lui le 11
septembre 2001. Ce jour-là, le groupe organise au
Ritz Carlton de Washington une réunion avec cinq
cents de ses plus importants investisseurs. Frank Carlucci
et James Baker III jouent les maîtres de
cérémonie. George Bush père fait un
passage éclair en début de journée. La
présentation est rapidement interrompue, mais un
détail néchappe à personne. Un
des invités porte sur son badge le nom de Ben Laden.
Il sagit de Shafiq Ben Laden, un des nombreux
demi-frères dOussama.. Les médias
américains découvrent Carlyle. Un journaliste,
Dan Briody, écrit un livre sur la face cachée
du groupe, The Iron Triangle, et sintéresse
notamment aux relations étroites entre le clan Bush
et les dirigeants saoudiens.
Certains sinterrogent sur linfluence de George
Bush père sur la politique étrangère
américaine. En janvier 2001, lorsque George Bush fils
rompt des négociations avec la Corée du Nord
sur les missiles, les Coréens du Sud,
consternés, interviennent auprès de son
père. Carlyle a des intérêts importants
à Séoul. En juin 2001, Washington reprend les
discussions avec Pyongyang.
Autre exemple, en juillet 2001, selon le New York Times,
George Bush père téléphone au prince
saoudien Abdallah mécontent des prises de position du
président sur le conflit israélo-palestinien.
George Bush père assure alors au prince que son fils
fait de bonnes choses et que son coeur est
du bon côté. Larry Klayman, directeur de
Judicial Watch, une organisation résolument
conservatrice, demande au père du
président de démissionner de Carlyle. Le
groupe a des conflits dintérêts qui
peuvent créer des problèmes à la
politique étrangère américaine.
Finalement en octobre 2003, George Bush père quitte
Carlyle. Officiellement, car il approche les 80 ans.
Carlyle a beau mettre fin à toute relation avec la
famille Ben Laden en octobre 2001, le mal est fait. Le
groupe devient avec Halliburton la cible des opposants
à ladministration Bush. Carlyle a
remplacé la Commission trilatérale dans les
théories du complot, reconnaissait David
Rubenstein, en 2003, dans une interview au Washington Post.
Pour la première fois, le groupe nomme un responsable
de la communication et change de patron. Frank Carlucci
devient président honoraire et Lou Gerstner,
dirigeant respecté qui a sauvé IBM, prend
officiellement les rênes. Lopération
semble surtout cosmétique. M. Gerstner ne passe pas
beaucoup de temps à son bureau. Mais Carlyle veut
devenir respectable.
Le groupe crée un site Internet. Il ouvre certains
fonds à des investisseurs apportant
seulement 250 000 dollars (210 000 euros). Il
aurait réduit sa participation dans United Defense
Industries, et affirme que la défense et
laérien ne représentent plus que 15 % de
ses investissements. Mais Carlyle fait toujours un usage
intensif des paradis fiscaux et il est difficile de
connaître son périmètre et le nom des
sociétés quil contrôle.
Carlyle multiplie aussi les efforts en Europe. En septembre
2000, il prend le contrôle du groupe suédois
darmement Bofors via United Defense. Il tente ensuite,
sans succès, de mettre la main sur Thales Information
Systems et, début 2003, sur les parts de France
Télécom dans Eutelsat, qui joue un rôle
important dans le système européen de
positionnement par satellite Galileo - concurrent du GPS
américain. De 1999 à 2002, il gère une
participation dans Le Figaro. En Italie, il fait une
percée en reprenant la filiale aéronautique de
Fiat, Fiat Avio. Cette société fournit
Arianespace et permet à Carlyle dentrer au
Conseil de la fusée européenne. Autre coup, en
décembre 2002 Carlyle achète un tiers de
Qinetic, la filiale privée du Centre de recherche et
développement militaire britannique. Qinetic occupe
une position unique de conseil du gouvernement
britannique.
Anticiper sur les technologies du futur et les
entreprises qui les développeront est notre premier
rôle dinvestisseur. Les fonds de pension nous
apportent leur argent pour cela. On ne peut tout de
même pas nous reprocher de chercher à prendre
des positions stratégiques, souligne M.
Ullmann.
|