Il me paraît
important de préciser que lintrigue
générale autour du mystère de
Pont-Saint-Esprit mest apparue remarquablement nette
et cohérente, mais également assez choquante,
et je ne suis pas facile à choquer. Après une
enquête plus approfondie, tout le scénario
sest révélé être encore
plus remarquable dans ses détails subtils et sa
nature manifeste.
Même aujourdhui, un site internet du
département de la Justice avertissant des dangers du
LSD déclare quau début des années
1950, « la Sandoz Chemical Company alla
jusquà promouvoir le LSD comme arme chimique
secrète potentielle auprès du gouvernement
U.S. Leur principal argument était quune petite
quantité de cette drogue versée dans le
système dapprovisionnement en eau, ou
pulvérisée dans lair est susceptible de
désorienter et rendre psychotique toute une division
militaire, la rendant inoffensive et incapable de combattre.
» Sans parler, bien entendu, dune bourgade ou
dune ville entière.
De fait, en creusant plus en avant dans lhistoire, je
découvris un jour des documents secrets du FBI
révélant que la Division des opérations
spéciales de Fort Detrick avait, un an avant
lexpérience de Pont-Saint-Esprit, pris pour
cible de réseau souterrain du métro
new-yorkais dans le cadre dune expérience
similaire. Comme lindique une note du FBI datée
daoût 1950, « Les expériences de
guerre biologique devant être réalisées
par des représentants du Département de
lArmy dans le réseau de métro souterrain
new-yorkais en septembre 1950 ont été
repoussées jusquà une date
indéfinie. ».
Lorsque je discutai de cette note avec des anciens
biochimistes de Fort Detrick, ils minformèrent
confidentiellement que les expériences de New York
« étaient repoussées jusquau terme
de lexpérience devant être menée
en France. ». Un ancien scientifique de la Division des
opérations spéciales ajouta : « Les
résultats globaux de lexpérience dans le
Sud de la France ont été positifs, mais nous
avons également constaté un effet
indésirable, ou ce quil conviendrait maintenant
dappeler une réaction du "cygne noir". Nous
navions absolument pas prévu que plusieurs
personnes mourraient. Lexpérience ne devait pas
aboutir à cela, alors elle a été
renvoyée au bureau détude. »
Les mêmes scientifiques confirmèrent que suite
à lexpérience de Pont-Saint-Esprit, la
Division des opérations spéciales de Fort
Detrick se rendit de nouveau à New York en 1956 pour
réaliser les expériences
dénommées opérations Big City et Mad
Hatter (« le cinglé »). Il sagissait
de projets secrets impliquant la pulvérisation de
produits chimiques sous forme daérosols au
travers du pot déchappement dune
automobile conduite autour de New York par la CIA et des
scientifiques de lArmy.
Avant cela, en 1952 et 1953, des expériences plus
limitées furent menées dans des wagons du
métro new-yorkais par George Hunter White, un agent
du Bureau fédéral des narcotiques travaillant
secrètement comme agent de la CIA. À au moins
deux reprises, White fit détonner des engins à
aérosols spécialement conçus et remplis
de LSD. La CIA détruisit les rapports écrits
de White traitant de ces expériences en 1973. En
remontant un peu en arrière dans le temps, je
découvris la véritable cause de
lintoxication du Sud de la France : une note dun
informateur confidentiel de la CIA qui mavait
été remise en 1999 constitua la
première preuve solide en ma possession indiquant que
quelque chose nétait pas clair à propos
de lincident.
Ce rapport, daté de décembre 1953, relatait
une rencontre entre linformateur non identifié
et un responsable de la Sandoz Chemical Company à New
York. Linformateur écrivait
quaprès « avoir bu plusieurs verres
», le responsable de Sandoz éructa : « Le
"secret" de Pont-Saint-Esprit était que le pain
nétait pas du tout en cause. », avant de
poursuivre : « Pendant des semaines les Français
assignèrent nos laboratoires à des analyses de
pain. Il ne sagissait pas de lergot de seigle,
mais dun composé de type diethylamide. »
Le responsable entendait bien entendu par là
quune drogue synthétique était à
lorigine de la vague de folie de
Pont-Saint-Esprit.
Selon son propre rapport, linformateur de la CIA
demanda alors : « Si la substance nétait
pas dans le pain, alors comment est-elle arrivée dans
lorganisme des gens ? »
À cela le responsable répondit : « Une
expérience. » Soudainement
préoccupé, linformateur interrogea :
« Une expérience ? ». Et le responsable de
Sandoz rétorqua de façon dérobée
: « Peut-être le gouvernement français,
» sachant que linformateur états-unien
connaissait probablement bien lidentité des
véritables auteurs de lexpérience. Ce
fut, en somme, une grande scène de comédie
politique et de subterfuge qui se conclut par ces mots du
responsable de Sandoz : « Une raison secondaire
expliquant ma présence ici aux Etats-Unis est que je
dois me débarrasser de notre LSD. Si la guerre
éclate notre LSD disparaîtra. ».
Lindice que je découvris ensuite, dans la
chaîne des preuves, était un document non
daté de la Maison-Blanche faisant a priori partie
dun dossier plus large qui avait été
remis aux membres de la Commission Rockefeller formée
en 1975 par le président Gerald Ford pour
enquêter sur les pratiques abusives de la CIA. Le
document contenait les noms de deux ressortissants
français ayant secrètement
émargé à la CIA, et faisait directement
référence à « lincident de
Pont-Saint-Esprit », reliant en outre un ancien expert
de la CIA en guerre biologique et le chef de la Division des
opérations spéciales de Fort Detrick. Ce
document, conjointement à un autre, constituait
daprès moi la preuve irréfutable.
En 2005, un reporter du quotidien Baltimore Sun, Scott
Shane, qui travaille maintenant au New York Times,
écrivait : « L[U.S.]Army na
aucun dossier sur MK/NAOMI
ni sur la Division des opérations spéciales
[de Fort Detrick]. » Lorsque Scott, puis
moi-même, avons demandé les dossiers pour les
deux, lArmy répondit quelle « ne
pouvait en trouver aucun ». En 1973, la CIA
détruisit toutes ses archives sur MK/NAOMI
et son travail avec la Division des opérations
spéciales de Fort Detrick.
Lune des raisons évoquées pour cette
destruction, expliqua la CIA, était que « les
gens ne comprendraient pas ou interpréteraient mal
les raisons ayant poussé lagence à
réaliser beaucoup de ses projets. ». Lorsque le
reporter Shane pressa un ancien officier de haut rang de la
Division des opérations spéciales
dévoquer les projets antérieurs de la
division, Andrew M. Cowan Jr. répondit « je ne
donne tout simplement pas dinterview sur ce sujet.
Cela doit au moins rester classifié pour
éviter que ces informations se retrouvent entre les
mains dun agité. »
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